Traduction – Yukio Mishima, à propos de la Mort accidentelle et “romanesque” de James Dean

Nous avons dicté ce texte de Mishima dans un live en son hommage. Il y parle de la vie fugace et de la mort tragique et “belle de l’icône du cinéma, James Dean. Voici le lien de la vidéo en question. La traduction du texte sur James Dean est disponible en-dessous, dans l’article que vous êtes en train de lire.

Mishima, à propos de James Dean :

“Les beaux devraient mourir jeunes, et tous les autres devraient vivre aussi longtemps que possible. Malheureusement, 95% des gens font l’inverse, de personnes magnifiques qui perdurent jusqu’à devenir octogénaires, aux idiots hideux qui tombent raides à 21 ans. La vie ne se déroule jamais comme prévu, et nous, les vivants, sommes jetés au coeur de sa comédie.

La mythologie grecque raconte comment Achille fut forcé de choisir entre une longue vie dépourvue de gloire et une jeune mort glorieuse. Sans défaillir, il choisit la seconde. Tous les hommes, hormis les plus prosaïques, si un tel choix leur était donné au début de leur vie, en feraient sûrement de même.

Chacun de nous espère secrètement que l’histoire de sa vie sera immortalisée en chanson – ou, pour Alexandre le Grand, dans la pierre. Par son décret, toutes les statues devaient être uniquement faites à l’effigie de sa personne à l’âge de 21 ans. Par chance, il mourut juste après la trentaine, mais si les choses avaient mal tourné et qu’il avait tenu jusqu’à 70 ans, le décalage entre les images laissées par ses sculpteurs et le vieil homme qui allait quitter cette terre aurait constitué une bien sombre farce. Alexandre était célèbre pour son idolâtrie à l’égard d’Achille, et mesura sa vie entière à sa légende. Lui aussi rêvait de mourir jeune, et savait qu’une mort jeune lui siérait bien.

Il y eut beaucoup de discussions sur le fait que la mort de James Dean ait été un simple accident de voiture ou un suicide. Au minimum, je pense que l’on peut s’accorder sur le fait qu’une personne ne rêvant pas de la mort (et la craignant) n’aurait pas conduit une Porsche en grillant jusqu’au dernier feu rouge, tout en se rendant à une course sur route. En empruntant une phrase de Hugo von Hofmannsthal à propos du destin tragique d’Oscar Wilde, on dira qu’”il est mauvais de tout rabaisser au niveau d’un évènement désastreux.” Je suis sûr que ce que James Dean poursuivait était une chose après laquelle il avait couru toute sa vie, une chose qu’il était né pour traquer. Sa mort tragique fut en fait une victoire consommée.

J’ai ressenti la même attraction. Jeune garçon, je fus profondément impressionné par la jeune mort de Raymond Radiguet. Il fut un temps où j’étais certain que je mourrais comme lui, à 20 ans, après avoir créé un chef d’oeuvre rivalisant avec le sien, et j’étais sûr que ma mort serait pleurée tout aussi amèrement. Mais je me trompais, car ceci n’était pas mon lot. Seuls les plus rares des romanciers peuvent se permettre de mourir à 20 ans. Ce qu’il se passa, c’est que rien ne se passa. Je continuai à vivre, poursuivant mon chemin de roman en roman, ce qui fut une comédie en soi, mais si j’avais rencontré la mort à l’époque, alors la comédie eût été irréparable. De quelque façon, je fus épargné. Il semblerait qu’un ange gardien a veillé sur moi…

Les conditions nécessaires à une mort prématurée sont plutôt dures. Premièrement, vous devez être parfait pour le rôle ; deuxièmement, la sérendipité doit faire sa part pour ce qui est de lui donner le jour. James Dean est un exemple ayant parfaitement satisfait ces deux conditions.

Le talent d’un acteur dans la vingtaine n’est jamais quelque chose de très remarquable, et le visage de Dean, bien qu’élégant, n’était pas au niveau d’un Adonis ou d’un Antinoos. Mais il avait une sensibilité hors du commun, un port et une expression nerveuse symbolique de cette étape de sa vie (post-adolescence), un comportement presque mystique, la prestance d’une bête juvénile tressaillant d’angoisse, une manière de hausser les épaules, comme si ses bras lui faisaient mal, et un sourire sombre de petit garçon. Si la mort s’était à peine moins hâtée, tout cela se serait évanoui, d’autant plus tôt que Dean était un acteur, et une star de cinéma tant qu’à faire, se tenant sur le rebord le plus extérieur d’une profession qui ne pardonne pas. Pouvions-nous vraiment attendre pour lui des années à venir la promesse de la maturation progressive dont jouit un artiste insouciant ? La seule promesse qu’il avait devant lui était la certitude que, en temps voulu, il se ternirait.

Sur Raymond Radiguet, Albert Thibaudet écrivait, ”ce jeune de l’année bien-aimé, comme la plus grande beauté de toute la France, vit à la cime d’un sommet périlleux.” Comparé à Radiguet, Dean était encore plus proche de la ”plus grande beauté de toute la France”, et occupait une place mille fois plus dangereuse.

L’esprit populaire est difficile à sonder. Désormais, le public cinéphile a souillé d’innombrables ”nouveaux visages frais” et les a mis en terre. Un an après la mort de Dean, ceux qui auraient été sa ruine, eusse-t-il vécu, sont toujours bouleversés par sa disparition. Mais est-il vraiment si dommageable que leurs mains n’aient jamais eu la chance de l’entacher? Est-il vraiment si dommageable qu’il ait été assez sage pour faire le premier pas, pour prendre les commandes et s’envoler vers l’avant, hors d’atteinte des foules aux mains arracheuses? Le public est notre marqueur du cruel passage du temps, et le temps est le vainqueur perpétuel, mais il ne dissipera jamais le souvenir de ce rare, heureux, inestimable instant de défaite. “

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