Histoire – L’horreur du communisme totalitaire – Lettre de Boukharine à Staline qui l’a mis en prison pour trahison

Note : Boukharine était un camarade de combat politique de Staline, mais ce dernier (ne prenant aucun risque pour continuer d’exercer le pouvoir) l’a fait arrêter puis condamner à mort, alors que Boukharine n’était pas l’ombre d’un traître. Boukharine devra témoigner contre lui-même pour que le régime épargne sa famille. Voilà l’horreur crue et impardonnable du totalitarisme. Ici, Boukharine écrit depuis sa cellule, effrayé et incrédule, à Staline – qu’il appelle Koba, un des surnoms du dictateur – pour implorer sa clémence.

Quand on a un coeur, cette lettre fait souffrir. Temps de lecture : 6 minutes :

“Je demande que personne ne lise cette lettre sans l’autorisation de I. V. Staline.

À I. V. Staline,

Iosif Vissarionovitch !

Je t’écris cette lettre qui est, sans doute, ma dernière lettre. Je te demande la permission de l’écrire, bien que je sois en état d’arrestation, sans formalités, d’autant plus que cette lettre, je l’écris pour toi seul, et l’existence ou la non-existence de cette lettre dépend de toi seul…

Aujourd’hui se tourne la dernière page de mon drame, et, peut-être, de ma vie. J’ai longtemps hésité avant d’écrire, j’en tremble d’émotion, des milliers de sentiments me submergent et je me contrôle avec grande peine. Mais c’est précisément parce que je suis au bord du précipice, que je veux t’écrire cette lettre d’adieu, pendant qu’il est encore temps, tant que je suis capable d’écrire, tant que mes yeux sont encore ouverts, tant que mon cerveau fonctionne.

Pour qu’il n’y ait pas de malentendus, je veux te dire d’emblée que pour le monde extérieur ( la société), je ne retirerai rien publiquement de ce que j’ai écrit durant l’instruction, je ne te demanderai rien concernant ceci, et tout ce qui en découle, je ne t’implorerai en rien qui puisse faire dérailler l’affaire, qui suit son cours. Mais c’est pour ton information personnelle que je t’écris. Je ne peux pas quitter cette vie sans t’avoir écrit ces quelques dernières lignes, car je suis tourmenté par plusieurs choses que tu dois savoir :

Étant au bord du gouffre d’où il n’y a pas de retour, je te donne ma parole d’honneur que je suis innocent des crimes que j’ai reconnus durant l’instruction.
Faisant mon examen de conscience, je peux rajouter, en sus de tout ce que j’ai déjà dit au Plénum, les éléments suivants, à savoir :

  • un jour, j’ai entendu parler de la critique envers toi faite par, me semble-t-il, Kouzmine, mais y accorder la moindre importance ne m’est jamais venu dans la tête
  • sur cette réunion dont je ne savais rien (idem, en ce qui concerne la plateforme de Rioutine, Aikhenvald m’en a dit deux mots, dans la rue, post factum (« les jeunes se sont réunis, ont fait un exposé ») – ou quelque chose de ce genre . C’est vrai, je le reconnais, j’ai alors caché ce fait, j’ai eu pitié des « jeunes »
    en 1932, j’ai joué double jeu vis-à-vis de mes « élèves ». Je pensais sincèrement que soit je les remettrai totalement sur le droit chemin du Parti, soit je les repousserai. Voilà, c’est tout. Je viens de purifier ma conscience jusqu’aux plus petits détails. Tout le reste ou bien n’a pas existé, ou bien, s’il a existé, je n’en savais rien.
  • Au Plenum, j’ai dit la vérité, toute la vérité, mais personne ne m’a cru. Et maintenant, je te répète cette vérité absolue : tout au cours des dernières années, j’ai suivi honnêtement et sincèrement la ligne du Parti et j’ai appris, avec mon esprit, à te respecter et t’aimer.
  • Je n’avais pas d’autre « solution » que de confirmer les accusations et les témoignages des autres et les développer : autrement, on aurait pu penser que je « ne jettais pas les armes ». Mis à part les circonstances extérieures, voici le résultat de mes réflexions sur tout ce qui se passe, voici la conclusion à laquelle je suis parvenu :
    Il y a la grande et audacieuse idée de purge générale :
    a) en relation avec la menace de guerre, b) en relation avec le passage à la démocratie. Cette purge touche a) les coupables, b) les éléments douteux, c) les potentiellement douteux. Elle ne peut évidemment pas me laisser de côté. Les uns sont mis hors d’état de nuire d’une façon, les autres d’une autre façon, les troisièmes, encore différemment. De cette manière, la direction du Parti ne prend aucun risque, se dote d’une garantie totale.
    Je t’en prie, ne pense pas qu’en raisonnant ainsi avec moi-même, je t’adresse quelque reproche. J’ai mûri, je comprends que les grands plans, les grandes idées, les grands intérêts sont plus importants que tout, que ce serait mesquin de mettre la question de ma misérable personne sur le même plan que ces intérêts d’importance mondiale et historique, qui reposent avant tout sur tes épaules.
    Et voici ce qui me tourmente le plus, le paradoxe le plus insupportable :
    Si j’étais absolument sûr que tu voyais les choses comme moi, alors mon âme serait délivrée d’un poids terrible. Eh, bien, que faire ? Puisqu’il le faut, il le faut ! Mais crois-moi, mon coeur saigne à la seule pensée que tu puisses croire en la réalité de mes crimes, que tu puisses croire, du fond de ton âme, que je suis vraiment coupable de ces horreurs. Si tel était le cas, qu’est-ce que cela signifierait ? Cela signifierait que moi-même je contribue à la perte de toute une série de gens (à commencer par moi-même), que je fais consciemment le Mal ! Dans ce cas, plus rien n’est justifié. Et tout se brouille dans ma tête, et j’ai envie de crier et de taper ma tête contre les murs ! En effet, dans ce cas, c’est moi qui cause la perte des autres. Que faire ? Que faire ?
    Je n’ai pas une once de ressentiment. Je ne suis pas un chrétien. Certes, j’ai mes étrangetés. Je considère que je dois expier pour ces années durant lesquelles j’ai réellement mené un combat d’opposition contre la Ligne du Parti. Tu sais, ce qui me tourmente le plus en ce moment, c’est un épisode que tu as peut-être même oublié. Un jour, c’était probablement durant l’été 1928, j’étais chez toi et tu m’as dit : “sais-tu pourquoi je suis ton ami, et que tu es incapable d’intriguer qui que ce soit contre moi”. J’acquiesce. Et, juste après, je cours chez Kamenev {NOTE : Kamenev sera jugé aussi comme un ennemi de Staline, fusillé en 1936]. Tu me croiras ou pas c’est cet épisode-ci qui me tourmente, c’est le péché originel, c’est le péché de Judas. Mon Dieu ! Quel imbécile, quel gamin j’étais alors ! Et maintenant, j’expie pour tout ceci au prix de mon honneur et de ma vie. Pour ceci, pardonne-moi, Koba. J’écris et je pleure. Plus rien ne m’importe, et tu le sais bien : je ne fais qu’aggraver mon cas, en t’écrivant tout ceci. Mais je ne peux pas me taire, sans te demander une dernière fois pardon. C’est pourquoi je ne suis en colère contre personne, ni contre la direction du Parti, ni contre les instructeurs, et je te demande encore une fois pardon, bien que je sois puni de telle sorte que tout n’est plus que ténèbres…
    Quand j’avais des hallucinations, je t’ai vu plusieurs fois et une fois Nadejda Serguievna. Elle s’est approchée de moi et me dit : « Qu’est ce qu’on a fait avec vous ? Je vais dire à Iossif (Staline) qu’il vous vienne en aide ». Tout était si réel que j’ai sursauté et j’ai failli t’écrire pour… que tu me viennes en aide ! La réalité se mélangeait avec l’hallucination. Je sais que Nadejda Serguievna n’aurait jamais cru que je pouvais penser du mal de toi, et ce n’est pas par hasard que l’inconscient de mon « moi » malheureux l’a appelée à ma rescousse. Quand je pense aux heures que nous avons passées à discuter ensemble… Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si seulement tu pouvais voir comme je suis attaché intérieurement à toi, pas comme tous ces Stetski et Tal’. Bon, allez, pardonne-moi pour toute cette « psychologie ». Il n’y a plus d’Ange qui puisse détourner le glaive d’Abraham ! Que le Destin s’accomplisse !
    Permets-moi, enfin, de finir par ces quelques dernières petites requêtes :
    Il me serait mille fois plus facile de mourir que de supporter le procès qui m’attend. Je ne sais pas comment je serai capable de surmonter ma nature. Je ne suis ni un ennemi du Parti, ni un ennemi de l’URSS, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, mais, vu les circonstances, mes forces sont au plus bas et des sentiments douloureux affluent à mon âme. Laissant de côté tout sentiment de dignité et de honte, je suis prêt à me traîner à genoux et à t’implorer de m’éviter ce procès. Mais sans doute, il n’y a plus rien à faire, je te demande, si c’est encore possible, de me permettre de mourir avant le procès, et pourtant je sais que sur ce point, tu es très sévère.
    – Si c’est une sentence de mort qui m’attend, je te prie, je te supplie au nom de tout ce qui t’est cher, de ne pas me faire fusiller [NOTE : Il sera fusillé le 15 mars 1938], je veux moi-même pouvoir absorber du poison (donne-moi de la morphine, afin que je m’endorme et ne me réveille plus). Cet aspect-là des choses est pour moi très important, je cherche mes mots pour te supplier : politiquement, ça ne fera aucun tort à personne, personne ne le saura. Mais au moins laisse-moi vivre mes dernières secondes comme je le veux. Aie pitié ! Comme tu me connais bien, tu comprends ce que je veux dire. Parfois, je regarde la mort avec des yeux lucides, et je sais le sais bien que je suis capable d’actes de bravoure. Et parfois, ce même moi est si faible, si brisé qu’il n’est plus capable de rien. Alors, si je dois mourir, je veux une dose de morphine. Je t’en supplie…
    Je veux pouvoir dire adieu à ma femme et à mon fils. À ma fille, ce n’est pas la peine. J’ai pitié d’elle, ça lui sera trop dur. Quant à Aniouta est jeune, elle surmontera, et puis j’ai envie de lui dire adieu. Je te demande de pouvoir la rencontrer avant le procès. Pourquoi ? Quand mes proches entendront ce que j’ai avoué, ils sont capables de mettre fin à leurs jours. Je dois les préparer d’une certaine manière. Je pense que ce sera mieux aussi dans l’intérêt de l’affaire, de son interprétation officielle.
    – Si jamais ma vie était épargnée, j’aimerais (mais il faudrait que j’en parle avec ma femme) être exilé en Amérique pour X années. Arguments pour : je ferais campagne sur les procès, je mènerais une lutte à mort contre Trotsky, je ramènerais à nous de larges couches de l’intelligentsia, je serais pratiquement l’anti-Trotsky et je mènerais toute l’affaire avec un formidable enthousiasme. Vous pourriez envoyer avec moi un tchekiste expérimenté, et, comme garantie supplémentaire, vous pourriez garder en URSS ma femme en otage pour six mois, le temps que je démontre, dans les faits, comment je casse la gueule à Trotsky, etc.
    – Si tu as ne serait-ce qu’un atome de doute concernant cette variante, exile-moi même pour 25 ans à Petchora ou à la Kolyma, dans un camp. J’y organiserais une université, un musée, une station technique, des instituts, une galerie d’art, un musée d’ethnographie, un musée zoologique, un journal du camp. En un mot, j’y mènerais un travail de pionnier de base, jusqu’à la fin de mes jours, avec ma famille.
    À vrai dire, je n’ai guère d’espoir, car le seul fait du changement de directive du plénum de février est lourd de sens (et je vois bien que le procès ne va pas avoir lieu demain)…

    Iossif Vissarionovitch ! Tu as perdu en moi un de tes généraux les plus capables et les plus dévoués. Mais, bon, c’est du passé. Je me rappelle ce que Marx écrivait à propos de Barclay de Tolly, accusé par Alexandre I° de l’avoir trahi. Il disait que l’Empereur s’était privé d’un excellent collaborateur. Avec quelle amertume je pense à cela ! Je me prépare intérieurement à quitter cette vie, et je ne ressens, envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d’autre qu’un sentiment d’immense amour sans bornes. Je ferai tout ce qui humainement possible et impossible. Je t’ai écrit sur tout. Sur tout j’ai mis les points sur les i. Je l’ai fait à l’avance, car je ne sais pas dans quel état je serai demain, après-demain, etc.

Peut-être, neurasthénique comme je le suis, serai-je pris d’une apathie totale et absolue, telle que je ne serai même pas capable de remuer le petit doigt.

Alors que maintenant, la tête lourde et les larmes aux yeux, je suis encore capable d’écrire. Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles et ne garde pas rancune au malheureux que je suis.

N. Boukharine
10 décembre 1937.”

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